Eclairages

Eclairages et perspectives


Les banques privées face à la digitalisation

Le secteur de la banque privée est un secteur où l’ancrage des traditions, les croyances fortes d’une relation client basée sur l’intuitu personae du banquier et la prépondérance de la personnalisation ont longtemps retardé la création d’une proposition de valeur « digitale ». En effet, la transformation numérique s’avère toujours plus complexe à mettre en œuvre sur des marchés matures, où les logiques et les habitudes des acteurs sont ancrées de longue date.

Pour autant, au cours de la dernière décennie, plusieurs facteurs sont venus modifier en profondeur cet écosystème et accélérer une nécessaire transition :

  • D’une part, l’évolution de l’écosystème poussée par les standards digitaux mis en place par les banques de détail, l’émergence d’acteurs 100% on-line spécialisés dans le domaine de la gestion de l’épargne et le développement de fintechs spécialisées permettant d’accélérer la transition technologique.
  • D’autre part, la nécessité de s’adapter aux besoins des générations digital native et surtout l’accélération des modes de fonctionnement à distance reposant exclusivement sur les outils numériques suite à la pandémie de Covid-19.

Cette accélération affecte en profondeur les fondamentaux du métier et entraine des changements importants sur les modèles relationnels, l’expérience client, l’efficience des processus et les offres des banques privées. Elle force également ces dernières à repenser leur positionnement, leur cible de clientèle, leur proposition de valeur et leurs axes de différenciation.

La pression d’un environnement en pleine mutation

L’accélération de la digitalisation bancaire a été amorcée par les banques de détail au cours des années 2010. Les banques ont dû se réinventer pour faire face à un contexte économique instable qui avait affecté leurs marges et qui a rendu nécessaire la numérisation de leurs activités pour assurer la pérennité de leur business model. Ces évolutions n’ont été possibles que grâce aux changements de comportement des clients mais également à la faveur du développement du smartphone et des usages qui en ont découlés. Aujourd’hui, les standards définis par les banques de détail sont devenus la « norme » minimale pour les clients. A titre d’exemple, les applications mobiles, ou les portails web qui intègrent nativement la consultation (consultation du portefeuille et valorisation des avoirs), les opérations transactionnelles (virement, passage des ordres, gestion des OST…), la prise de rendez-vous, la signature électronique, ou encore le reporting (relevés de portefeuilles, avis d’opéré, IFU).

En conséquence, les clients ont désormais intégré le fait d’être acteurs de la chaîne de valeur avec de l’indépendance, de la réactivité, de la simplicité, et cette nouvelle posture change leurs rapports à la banque.

Autre élément disruptif du marché, l’émergence d’acteurs 100% digitaux spécialisés dans le domaine de la gestion de l’épargne. Le positionnement de ces néo-banques pure players leur permet de capter à la fois une clientèle mass affluent et les nouvelles générations jusque-là peu sensibles aux sujets de l’épargne financière. Les clients sont attirés par un marketing qui met en avant une proposition de valeur basée sur leurs objectifs d’épargne, centrée sur la promesse de frais réduits et d’un conseil automatisé via des robo-advisors, le tout porté par une expérience client simple et agréable.

Il existe de multiples exemples de ces acteurs qui ont afflué sur le marché. A titre d’exemple, Yomoni qui propose des assurances vie, PEA et PER en gestion pilotée avec des offres différenciées en terme de risques selon le profil du client. Sur le même créneau, d’autres offres comme Nalo, WeSave, Mon Petit Placement, Monaliza, Grisbee sont toutes aussi abouties. D’autres acteurs émergent en surfant sur les nouvelles classes d’actifs comme Coinbase, Binance, Shrimpy ou Nexo qui proposent quant à eux de l’investissement dans les cryptoactifs en insistant sur la simplicité et la sécurité de leur solution. D’autres acteurs se développent également sur le créneau de l’investissement responsable comme Goodvest ou LITA.co.

L’innovation externe est aussi apportée par des fintechs/regtechs spécialisées qui proposent des solutions innovantes sur différents services et qui viennent se greffer sur l’architecture existante des établissements au travers d’API sans bouleverser les architectures core. On peut citer les acteurs dans les domaines l’e‑identification/e‑KYC/e‑AML (avec des acteurs comme IDnow, SmartKYC, ComplyAdvantage, Onfido, Veriff), du profilage (avec des acteurs comme Neuroprofiler) ou encore des solutions collaboratives (avec des acteurs comme Unblu). Ce type d’innovation permet d’accélérer le développement des services en minimisant l’impact sur l’architecture SI des banques.

Ces adaptations sont aussi nécessaires pour faire face aux enjeux démographiques. En effet, aux États-Unis et en Europe où se concentre l’essentiel de la richesse mondiale, 70% des actifs sont détenus par des baby-boomers, cette génération née entre 1945 et 1965. D’ici 20 à 30 ans, cette génération aura transmis son patrimoine aux suivantes, pour lesquelles le numérique est un acquis. De plus, les digital native, composés par les générations Y nées entre 1981 et 1996 et Z nées après 1997, représenteront en 2025 environ 75% de la population active. Enfin, la pandémie de Covid-19 a été un accélérateur de la dématérialisation et a imposé des modes de fonctionnement à distance reposant exclusivement sur les outils numériques.

Les banques doivent donc s’organiser pour répondre à la fois aux nouvelles attentes de leurs clients historiques mais aussi à celles de leurs nouveaux clients dont les codes sont différents. Pour exemple, en 2022, 73% des créateurs d’entreprises du secteur des technologies ont changé de banques après avoir franchi le seuil du million d’euros de patrimoine. Les raisons invoquées sont principalement l’absence d’un portefeuille de produits attrayant, une faible maturité numérique et une expérience client médiocre.

Comment les banques privées doivent-elles se réinventer au travers du digital ?

Le numérique a changé le comportement du client qui n’a plus les mêmes attentes qu’auparavant vis-à-vis de son banquier et de sa banque. Pour autant, près de la moitié des acteurs du marché français de la banque privée n’ont pas développé à ce jour d’applications mobiles pour leurs clients et semblent garder un positionnement conservateur sur la relation client.

La refonte des parcours client est la pierre angulaire de cette transformation et notamment la généralisation des parcours hybrides (aussi appelés « Phygital » pour physique et digital). Cette alternance entre une interaction physique et des actions dématérialisées permet aux clients de continuer à bénéficier de l’expérience jusqu’alors délivrée par les banques privées tout en tirant avantage des outils numériques. Cette digitalisation du parcours client doit s’apprécier sur l’ensemble des moments clés : de l’entrée en relation à la gestion des événements tout au long du cycle de vie.

  • En amont de la relation

Le marketing en ligne permet ainsi à la marque de rayonner et d’acquérir de nouveaux clients. Le processus d’acquisition et de pre-on boarding permet au client de trouver toutes les informations essentielles pour appréhender l’offre en ligne et souscrire à son initiative et à son rythme.

  • Lors de l’entrée en relation

La collecte des éléments de connaissance client (KYC) est quant à elle facilitée par les outils numériques car le client télécharge lui-même les pièces obligatoires et fournit les données nécessaires, le tout contrôlé par des robots. D’autres outils permettent de compléter son profil investisseur, ses préférences ESG ou encore son scoring LCB-FT.

Sur la partie conseil, le numérique peut améliorer la relation client de deux façons différentes. En assistant les conseillers dans la formalisation d’une proposition d’investissement ou via une offre de type robo-advisor. Enfin, la génération automatique et la signature numérique des différents documents contractuels sont aussi un gain de temps et une garantie de conformité.

  • Tout au long du cycle de vie

Le numérique est ensuite un allié pour les banques privées tout au long de la relation client. Côté client, il facilite la prise de rendez-vous, facilite un contact direct avec les conseillers, et permet d’actualiser ses documents de KYC. Pour les conseillers, les outils numériques offrent la possibilité d’identifier tous les événements liés au cycle de vie : naissances, anniversaires, échéances. Ces différentes solutions technologiques permettent de fluidifier la relation entre le banquier et les clients. L’automatisation de certaines tâches et l’autonomisation du client permettent au banquier privé de ne plus réaliser certains actes donc de réduire le temps de traitement des dossiers, de réduire le risque et les problèmes de conformité et in fine de dégager plus de temps pour la partie « conseil » .

La force d’une banque privée réside aussi dans sa capacité à apporter de la valeur ajoutée à ses clients au travers d’une proposition de valeur différenciante et innovante

En revanche, le numérique accroit la concurrence. Dans un contexte où l’offre est abondante et facilement accessible par le client, les banques privées se doivent d’avoir une proposition de valeur différenciante. Le client attend de la relation avec son banquier une expertise, un service sur-mesure avec un degré de personnalisation important (ingénierie patrimoniale, expertise produit et/ou gestion, accès à de nouvelles classes d’actifs pour une diversification comme le private equity, le venture capital, les private debts ou encore les cryptoactifs). Leur réflexion stratégique doit tourner autour de la définition du positionnement, de la cible de clientèle , et des axes de différenciation qu’elles souhaitent mettre en place.

La première question à se poser concerne les facteurs de différenciation en fonction des segments de clientèle. Quel niveau de service vais-je proposer à mes clients ? Quel univers produit ? Quelles classes d’actifs ? Notamment en matière de diversification mais aussi au niveau de l’ambition sur l’ESG. Doit-on proposer de nouveaux services payants ? Quelle cible de clientèle veut-on traiter ? Comment étager l’offre en fonction des cibles de clientèle ?

Une fois la réflexion globale menée, reste à trouver les axes de différenciations. Le X factor qui va rendre l’offre singulière sur le marché. La mise à disposition de certains services réservés aux profils les plus fortunés tels que : du « self-banking » plus complexe, des plateformes de conseillers accessibles 247, voire la possibilité d’achat de cryptoactifs, sont autant de pistes pour développer des offres différenciantes. A titre d’exemple, BNP Paribas Wealth Management a développé pour ses clients UHNWI, un canal de passage des ordres via Whatsapp en ligne directe avec leur banquier privé. Ce canal leur permet de placer des ordres de marché pour leur portefeuille (actions, obligations, fonds, ou même « private equity ») de manière sécurisée grâce à la société Moxo.

Autres exemples d’acteurs bien installés comme la Société Générale Private Banking et HSBC Global Private Banking qui ont lancé au printemps 2022 des offres de services digitalisés. Pour le premier, le « Coach Financier », une solution en ligne gratuite pour les contrats d’assurance-vie offrant des conseils d’arbitrages envoyés par SMS et par notifications sur l’application. Et pour le second, le lancement du trading en ligne pour les produits structurés permettant à sa clientèle de la région Asie d’effectuer des opérations de trading sur ces produits via leurs téléphones mobiles.

Une réponse déjà bien engagée et une innovation constante

Si le virage du numérique a déjà été amorcé, la banque privée doit finaliser sa révolution digitale pour être en capacité d’embrasser les autres défis qui l’attendent au titre desquels les enjeux relatifs à l’ESG, la règlementation, l’IA, la sécurité et la diversification des univers d’investissment. Cette mutation doit permettre d’accroître les marges, de générer de nouvelles opportunités commerciales et potentiellement d’aller chercher de nouveaux segments de clientèle.

En effet, le numérique peut permettre permet aux banques privées de diversifier la cible et de se tourner vers le segment dits mass affluent grâce à une offre 100% automatisée. De fait, plus de 60% des ménages ont un patrimoine brut inférieur à 250,000€. Par ces parcours dédiés, ce type de clients précédemment considérés comme peu ou pas intéressant dans le cadre d’offres de gestion sur-mesure « traditionnelles », offrent des possibilités de développement lucratives pour les banques privées ayant réussi leur transition digitale.